Un Mai 68 dans les urnes

Chronique d'une fin de RégimePossible, nécessaire, vitale pour les masses laborieuses, la victoire du non, avec 55 % des sufrages et un taux de participation de 70 %, a pris l'allure d'un raz-de-marée, d'un Mai 68 électoral renversant toutes les palissades qui protégeaient encore tant bien que mal l'Europe " intégrée " des capitalistes et des banquiers, brisant l'Union sacrée constituée autour de Chirac avec le PS et portant un coup brutal aux institutions antidémocratiques de la Ve République, déjà bien mal en point. Premiers râles post-29 mai d'un Régime à l'agonie.Aussitôt, Raffarin est débarqué et Chirac doit fatalement appeler à la rescousse son rival en puissance Sarkozy, lui cédant aujourd'hui ce qu'il lui déniait hier au nom de la pureté des institutions politiques, à savoir le droit d'être à la fois chef de l'UMP et unique Ministre d'État, pour ne pas dire vice-Premier ministre, talonnant le nouveau chef du gouvernement, Villepin. Quelques heures avant sa nomination au rang de " numéro 2 ", des députés lancent à Sarkozy : " N'y va pas, il ne faut pas que tu y ailles ", d'autres parlementaires UMP ayant menacé de ne pas voter la confiance au gouvernement Villepin. Sarkozy s'exclame alors : " Que diriez vous si je décidais de regarder le navire couler ? " [Sources : Le Figaro, 31 mai]. Tous les défenseurs de l'ordre capitaliste sont saisis d'effroi au lendemain du 29 mai.

Un mouvement spontané

55 % ! 75 à 85 % dans les bureaux de vote les plus ouvriers des cités HLM ! 60 à 70 % dans les villes à forte composante ouvrière et jeune ! Voilà un scrutin qui mérite le nom de " Mai 68 dans les urnes ", comme l'a souligné à juste titre Roland Cayrol (directeur de l'institut CSA) dans les colonnes du Parisien le 30 mai. En tout cas, voilà une élection marquée par une authentique mobilisation des masses par elles-mêmes dont le caractère spontané n'aura échappé à personne.

Ce faisant, les masses ont clairement affirmé leur volonté politique de rupture avec la politique des capitalistes, des banquiers, du Medef conduite par les commissaires de Bruxelles, d'une part, et par Chirac, d'autre part. De même, les masses ont administré la preuve qu'elles n'avaient pas été défaites en mai-juin 2003, lorsque Raffarin est parvenu, à la faveur de la trahison des directions syndicales (et singulièrement de celle de la CGT), à faire passer sa réforme des retraites puis de l'assurance-maladie.

Autre leçon de ce vote : la mobilisation massive de ces travailleurs, chômeurs et jeunes qui, d'ordinaire, s'abstiennent, non parce qu'ils se " dépolitisent ", contrairement à ce que prétedent les média, mais parce qu'ils considèrent qu'ils ne sont pas représentés par les partis qui se présentent aux élections. Cet aspect du scrutin était contenu dans le détail des derniers sondages de l'institut BVA indiquant que 63 % des personnes interrogées n'ayant de sympathie pour aucun parti avaient l'intention de voter non.

Un résultat encadré par la lutte de classes

Ce qu'il est convenu d'appeler " la dynamique du non " n'a pas été encadrée par les tenants officiels du non, mais par l'activité des masses sur son terrain propre : la lutte de classes directe, les grèves et les manifestations. Cette activité aura été marquée, à la veille du référendum, par la grève totale dans les raffineries Total contre la suppression du jour férié et pour les salaires et les effectifs, dans le sillage de tous ces mouvements encore épars qui se sont déclarés dans le secteur privé ces derniers mois, mais aussi, à quelques heures du référendum, à La Poste, avec la séquestration, en Gironde, de dirigeants privatiseurs de cet établissement public. Le lien entre la nécessité de mettre à bas un traité " européen " dont le dernier mot est la baisse des salaires et des effectifs par la concurrence " non faussée " et l'indispensable combat pour l'augmentation des salaires et des effectifs s'est fait tout seul dans la tête des gens. De même que le lien s'est fait entre l'objectif conscient de porter un coup d'arrêt à l'intégration européenne capitaliste et l'aspiration immédiate à balayer le gouvernement et ses réformes. Quant à la mobilisation sans précédent des jeunes le 29 mai, elle a été amplement stimulée par le mouvement lycéen contre la loi Fillon.

Une dynamique nourrie par la crise des institutions

Encadrée par la lutte de classes ouvrière, la dynamique du non a été nourrie par la crise politique et la décomposition du Régime, telle qu'elle s'est manifestée ces derniers mois, au travers de l'affaire Gaymard, de l'affaire Julia et des tensions au sein de l'appareil du PS incapable de se discipliner autour de la consigne du oui, sans oublier la crise de la CGT qui, sous la poussée des militants les plus proches des salariés, a conduit le Comité Confédéral National de cette organisation syndicale à prendre position contre le Traité constitutionnel, mettant ainsi en minorité Thibault et Le Duigou.

C'est ainsi que le vote non a été clairement un vote de classe, ouvrier et populaire, ce qui se vérifie avec précision dans la " sociologie " du résultat, qui révèle que 80 % des ouvriers et une écrasante majorité de salariés ont rejeté le Traité constitutionnel, entraînant dans leur sillage les petites gens des villes et des campagnes.

Le roi est nu

C'est dire que le gouvernement mis en place dans l'urgence au lendemain du 29 mai est en contradiction absolue avec le résultat du référendum. D'autant plus que le non en France n'est pas, comme certains voudraient le croire, la manifestation de " l'exception française " et du " génie universel " de la France éclairant le vieux continent, mais l'expression française de la résistance de tous les travailleurs d'Europe, de Londres à Amsterdam, de Varsovie à Paris. C'est ce que vient de démontrer la victoire encore plus nette du " Nee " aux Pays-Bas.

Dans ces conditions, on voit mal comment Chirac pourrait donner une " impulsion nouvelle ", pour reprendre ses dernières paroles, à quoi que ce soit. Le roi est nu ! Chirac est dépouillé des 82 % de voix du 5 mai 2002, dont il se prévalait frauduleusement avec la complaisance de ceux qui avaient appelé à voter pour lui (PS, PC, Verts, LCR), soi-disant pour conjurer " Le Pen aux portes du pouvoir ". l'artifice des 82 % a été effacé et supprimé par la défaite cinglante de Chirac le 29 mai, dont il ne se relèvera plus.

Encore une fois, les dégâts sont considérables, le bilan est impressionnant : comment, dans ces conditions, le chef de l'État peut-il continuer à être la clef de voûte du Régime créé par de Gaulle en 1958 ? Comment le PS, déchiré comme jamais, pourra-t-il continuer à être la principale béquille de la V e Répu­blique agonisante ?

Panier de crabes

Décidément, on voit mal quelle " impulsion nouvelle " pourrait donner ce gouvernement " à deux têtes " qui se présente d'emblée comme un panier de crabes. Ainsi, par exemple, on entend déjà Debré ruer dans les brancards. Le 31 mai, il a carrément affirmé qu'il fallait s'affranchir des règles du Pacte de stabilité (les fameux critères de convergence issus du Traité de Maastricht limitant, entre autres, le déficit public à 3 % du Produit Intérieur Brut) après avoir conjuré le nouveau gouvernement de mener " une politique plus axée sur la défense de l'emploi et de la solidarité ", " une politique très active de redémarrage des investissements publics " [source : Le Monde du 2 juin].

Maintenant, Villepin et Sarkozy doivent cohabiter. Celui qui accusait l'au­tre, avant le 29 mai, de " folâtrer " plutôt que de " se concentrer sur l'essentiel ", et l'autre, Sarkozy, qui, pas plus tard que le 25 mai, faisant allusion au fait que Villepin n'a jamais été élu par personne, clamait : " Ceux qui ont le droit de parler au nom de la France, ce sont ceux qui ont affronté une fois dans leur vie le suffrage universel et réussi à conquérir sa confiance ". Ça promet !

Qui plus est, Raffarin n'est pas le seul à plonger. Dans sa chute, outre Barnier, il entraîne Fillon, l'homme qui incarne les " réformes " (Retraites, éducation). " l'équipe se resserre ", disent les média. Pâle euphémisme : l'équipe gouvernementale se rabrougrit, elle s'effrite, elle se désagrège.

Une situation révolutionnaire en gestation

Dans le même temps, le fossé qui s'est creusé entre la population et les partis institutionnels est devenu béant. UDF, UMP, PS viennent de subir un désaveu magistral administré par l'écrasante majorité de la population active. Quant au PCF, qui a surfé sur la vague du non, le voilà pris dans une contradiction inextricable entre la nécessité de maintenir des liens avec l'appareil du PS, qui sauvegarde ses positions dans des mairies et des conseils généraux, et l'incompatibilité en­tre le non au Traité constitutionnel et une alliance avec les tenants du oui. Le PC, qui, pour survivre encore, a dû appeler à voter non, se discrédite toujours en collaborant à la gestion de municipalités dirigées par des tenants " socialistes " du oui. Il faut dire aussi que tout en appelant à dire non, la direction du PC n'a eu de cesse d'affirmer qu'elle était pour l'Union Euro­pé­enne, pour renégocier les traités antérieurs et non les abroger en rupture avec les " réformes " qui, dans tous les pays, visent à liquider les droits fondamentaux et garanties collectives des salariés et de la population laborieuse.

Gouvernements et partis institutionnels sont archi-minoritaires. La colère des masses est incompressible. Voilà ce que révèle le résultat du 29 mai. Sous nos yeux se forme une situation révolutionnaire.

Modifié le vendredi 17 juin 2005
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