Erdogan, le glissement totalitaire

Le « coup d’État » improvisé du 15 juillet 2016 a donné à Erdogan les moyens de faire sauter les derniers verrous institutionnels en instaurant l’état d’urgence qui lui permet de gouverner par décret et de suspendre l’obligation du respect de la Convention européenne des droits de l’Homme. Des commissions d’épuration sont mises en place au sein de chaque administration. Erdogan se lance alors dans une répression tous azimuts, visant toute forme d’opposition et de contestation : opposants de gauche, syndicalistes, militants des droits de l’homme et de la cause kurde, etc.

Recep Tayyip ErdoganRecep Tayyip Erdogan
(photo : SIPA)

La LDH turque a répertorié l’ampleur de cette purge et consigné dans un document les exactions commises par le pouvoir entre le 15 juillet et le 15 octobre 1 2016 : journalistes emprisonnés, des dizaines de médias fermés (à majorité kurde), des dizaines de milliers de fonctionnaires arrêtés et incarcérés, des centaines d’universitaires licenciés et des milliers d’enseignants et de policiers suspendus de leurs fonctions par décret et privés de leur passeport, hôpitaux fermés, 28 mairies, dont 24 villes kurdes, sont placées sous tutelle administrative, etc. Une nouvelle étape est franchie le 4 novembre avec l’arrestation de onze députés du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), le troisième parti au Parlement (59 députés sur 550). Les forces spéciales turques en profitent pour amplifier encore d’avantage la répression armée dans les régions du sud-est (Kurdistan turc).

De l’autoritarisme au totalitarisme

Une fois l’opposition muselée et emprisonnée, Erdogan a désormais les mains libres pour transformer le système parlementaire en système autocratique : de régime d’ores et déjà autoritaire, la Turquie est en passe de devenir un pouvoir totalitaire grâce notamment à la révision de la constitution qui vient d’être adoptée par le Parlement en seconde lecture, le 21 janvier 2017 et qui place tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme.

Cette dérive totalitaire et les rêves de toute puissance d’Erdogan étaient en germe dès le départ lorsque Erdogan a fondé l'AKP ( Parti de la justice et du développement) en 2001 sur la dépouille du Parti de la vertu de Necmettin Erbakan (où Erdogan fit ses armes). Et c’est sur l’ouvrage programmatique de Ahmet Davutoğlu 2 , Profondeur stratégique, paru en 2001, que s’appuyait déjà son délire d’une méditerranée orientale néo-ottomane et « islamo-conservatrice » dont il serait le guide.

Un régime antilaïque

Le projet d’éradication de la laïcité commence donc dès l’arrivée au pouvoir de l’AKP et pour y parvenir, le parti doit prendre le contrôle des institutions et purger la bureaucratie kémaliste, fortement implantée dans l’armée : le procès "Ergenekon", en 2007, "Balyoz", en 2012 ; en 2013 Erdogan nomme un de ses hommes chef d'état-major (Necdet Özel). Il manie dans le même temps la carotte en augmentant le budget de l’armée et les salaires, leur désignant « l’ennemi commun », à savoir : le PKK, etc.

Le verrouillage des institutions débute dès 2010 quand Erdogan, alors 1 er ministre, procède à une première modification de la constitution qui lui donne le contrôle de l’appareil judiciaire 3 et limite les prérogatives de la justice militaire.

La Presse étranglée

La maîtrise des médias est l’autre élément clef du contrôle de la société civile : « l ’annihilation de la liberté de la presse n’est pas nouvelle. Ça a commencé en 2008. Depuis cette date, le pouvoir n’a fait aucun mystère de son intention de bâillonner la presse en Turquie. C’est une digue indispensable dans la lutte de consolidation de ce pouvoir, d’abord par l’usage arbitraire de la loi et les emprisonnements. On le sait moins mais, dès le début, Erdogan a voulu créer « ses » médias, et il a mis en œuvre plusieurs méthodes pour mettre la main sur ceux qui l’intéressaient. Le gouvernement a ainsi saisi certains groupes endettés, comme Star ou Sabah, et les a, pour ainsi dire, offerts à des industriels proches de lui, par le biais d’appels d’offres opaques. Autre exemple : en 2008, après avoir appelé à boycotter les titres du groupe Dogan, le gouvernement lui a envoyé une armée d’inspecteurs du fisc qui ont examiné les comptes et lui ont infligé des amendes records pour un montant total de plus d’un milliard de dollars. Résultat : huit ans plus tard, celui-ci a cédé plusieurs titres emblématiques dont Milliyet, le journal qui m’employait. C’est un système poutinesque sans gaz : le pouvoir utilise la corruption, les ressources publiques et les impôts pour asseoir son contrôle. »4

Sous le bruit des bottes ,l’implosion

Le régime turc est en pleine implosion : corruption systémique du pouvoir en place, crise économique, guerre à l’intérieur contre le peuple kurde, guerre à ses frontières...

Pour maintenir son pouvoir, Ergodan est prêt à tout : répression dans le sang de toute contestation populaire comme en 2013 (révolte anti-Erdogan partie du parc Gezi et de la place Taksim à Istambul qui s’est étendue à tout le pays), instrumentalisation des attentats pour gagner les élections législatives de novembre 2015 5, bombardement des zones kurdes dans le sud-est du pays pour anéantir l’opposition kurde et maintenir une situation de guerre civile permanente, emprisonnement de Selahattin Demirtas 6, (qui risque jusqu’à 142 ans de prison!) et de tous les députés du HPD, etc. Avec bien entendu, la bénédiction de l’Union Européenne et des Etats-Unis : entre autre en plaçant le PKK sur la liste officielle des organisations terroristes et en fermant complaisamment les yeux sur les exactions du régime (en échange du reflux des réfugiés). Et la récente redistribution du jeu des alliances, dans le contexte actuel de crise ouverte de l'hégémonie US, ne doit pas occulter que le régime d'Erdogan reste fondamentalement, à cette étape, le gourdin de l'impérialisme.

Aujourd’hui, les forces combattantes révolutionnaires Turques et Kurdes en lutte contre Erdogan, le bourreau Assad ou Daesh et les impérialismes qu’ils servent se sont unifiées autour d'un front commun 7 nommé “Halkların Birleşik Devrim Hareketi” (Mouvement Révolutionnaire Unis des Peuples 8).

Solidarité internationale pour l’arrêt immédiat de la répression et la libération de tous les militants ouvriers et démocratiques, et des intellectuels emprisonnés.


Julie Charmoillaux,
08-02-2017


Chronologie sommaire :

  • 2002 : première victoire de l’AKP aux élections législatives (34%)

  • 2007 : victoire de l’AKP aux éléctions législatives (46,6%)

  • 2011 : victoire de l’AKP aux éléctions législatives (49,9%)

  • 2013 : (juin) révolte du parc de Gezi à Istanbul

  • 2014 : Erdogan élu président de la république (52%)

  • 2015 :

    • (janvier ) Étouffement du scandale de corruption visant le pouvoir qui avait éclaté en 2013.

    • (juin) élections législatives, HDP entre au parlement (13 %), AKP à 40 %, pas de majorité claire

    • (juillet) attentat de Suruç (32 morts Kurdes), bombardements turque sur les positions du PKK

    • (novembre) nouvelles élections, victoire de l’AKP (sans majorité)

    • (octobre) attentat à Ankara, plus d’une centaine de morts (manifestants prokurde)

  • 2016 :

    • (mars) fondation du Mouvement Révolutionnaire Uni des Peuples

    • (mars) accord Union européenne – Turquie sur le renvoi des réfugiés

    • (juillet) tentative de coup d’État, début des purges





1 http://en.ihd.org.tr/index.php/2016/10/27/balance-sheet-of-violations-of-rights-occurred-during-15-july-coup-attempt-and-state-ofemergency/

2 Conseiller diplomatique d’ Erdoğan, entre 2003 et 2009, ministre des Affaires étrangères de 2009 à 2014 puis premier ministre, limogé en mai 2016.

3 « La révision modifie, au profit du pouvoir, la structure de deux instances judiciaires : la Cour constitutionnelle et le Conseil supérieur de la magistrature, qui nomme juges et procureurs. » http://www.lemonde.fr/europe/article/2010/09/12/les-turcs-approuvent-la-reforme-de-la-constitution_1410193_3214.html

4 Propos de Kadri Güersel, journaliste, licencié du journal Milliyet pour un tweet sur Erdogan. http://www.telerama.fr/medias/kadri-gursel-journaliste-sans-une-presse-libre-on-ne-peut-pas-parler-d-elections-equitables-en-turquie,139114.php (mars 2016)

5 Voir l’article de Francis Charpentier publié le 3 septembre 2015, La répression en réponse à l'échec électoral : http://www.lacommune.org/Parti-des-travailleurs/blog/international/Turquie/La-repression-en-reponse-a-l-echec-electoral-i1309.html

6 Coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) https://www.mediapart.fr/journal/international/170117/142-ans-de-prison-requis-contre-le-copresident-du-hdp-en-turquie

7 Devrimci Karargâh (QG Révolutionnaire), DKP (Parti de communards révolutionnaires), MKP (Parti communiste maoiste), MLKP (Parti communiste marxiste léniniste) pour combattre le fascisme turc au Kurdistan.), THKP-C/MLSPB ( Parti/Front communiste de Turquie/marxiste-léniniste, brigades armées de propagande), PKK (Le Parti des travailleurs du Kurdistan), TİKB (L’union des communistes Révolutionnaires de Turquie), TKEP-L (Parti communiste de Travail, léniniste).

8 Voir la déclaration de fondation : http://www.nouvelleturquie.com/fr/guerilla/declaration-de-fondation-du-mouvement-revolutionnaire-uni-des-peuples/

Modifié le lundi 13 février 2017
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