La bataille pour la légalisation de l'avortement, épisode 5

L'année 1971 se clot dans une perspective nouvelle pour la condition des femmes et particulièrement pour le droit à l'avortement : les nombreuses actions et expressions parues dans la presse ont grandement sensibilisé l'opinion publique  ;la pression contre la loi de 1920 monte. C'est dans ce contexte qu'a lieu le retentissant procès de Bobigny, à la fin de l'année 1972, événement essentiel dans le combat pour la légalisation de l'avortement.

La bataille pour la légalisation de l'avortement, épisode 5

Le procès de Bobigny 1

Il nous faut nous arrêter sur ce moment crucial de l'histoire de la légalisation de l'avortement en France afin de bien comprendre le basculement juridique et sociétal qu'il incarne.

L'affaire est tragiquement simple et banale : une jeune fille lycéenne, Marie-Claire, d'un milieu populaire, a été violée 2 , se retrouve enceinte à 16 ans et ne souhaite pas garder l'enfant. Sa mère, employée de la RATP élevant seule ses 3 filles, et gagnant 1500 francs par mois, aidée d'une amie et collègue, lui procurent un avortement clandestin. A la troisième tentative une hémorragie survient et Marie-Claire est hospitalisée. Ayant fait part de sa malheureuse aventure au violeur, celui-ci la dénonce pour éviter d'être inculpé par la justice dans une sombre affaire de voiture volée...

Deux procès vont s'ensuivre en octobre et novembre 1972 : celui, à huis clos, de Marie-Claire, et celui de sa mère et de son amie et collègue qui l'ont aidée.

C'est l'avocate Gisèle Halimi 3 , la co-fondatrice de l'association Choisir, qui va plaider devant la cour la cause de Marie-Claire et celle de sa mère et de sa « complice ». Elle va en faire le procès de la loi de 1920. Pas moins de deux lauréats du prix Nobel et quantités de personnalités connues et reconnues interviennent pendant le procès ( voir encadré)

Après avoir démontré que la loi était sans cesse enfreinte et ne pouvait plus s'appliquer, Gisèle Halimi conclu sa plaidoirie de manière implacable : « Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes. Et pour parler de quoi ? De sondes, d'utérus, de grossesses et d'avortements ! Croyez vous que l'injustice fondamentale et intolérable n'est pas déjà là ? Est-ce que vous accepteriez, vous, messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ? (…) Nous, les femmes, nous, la moitié de l'humanité, nous nous sommes mises en marche. Je crois que nous n'accepterons plus que se perpétue cette oppression. » 4

Dans son livre La cause des femmes 5 , Gisèle Halimi témoigne : « Ce procès devait être surtout l'affirmation de la liberté de la femme, l'affirmation de son droit à disposer d'elle-même et l'affirmation de son droit à la contraception et à l'avortement. »

Elle décrit, dans une intervention devant le Sénat « c e procès s'est déroulé dans une ambiance extraordinaire, unique, parce que je dois dire que plaider pour des femmes pendant que tout le tribunal de Bobigny était investi par des manifestations de femmes, avec les slogans et les mots d'ordre que vous connaissez, c'est être, littéralement, portée par l'événement. Marie-Claire a été acquittée par le tribunal pour enfants. En revanche, sa mère et ses trois complices ont été condamnées à des amendes avec sursis tout à fait minimes, ce que nous n'avons pas accepté. Nous avons donc interjeté appel, appel qui n'a jamais été programmé pour être plaidé, et qui donc est mort, si je puis dire, de sa belle mort, c'est-à-dire de prescription, et que Michèle et ses amies du métro n'ont jamais été condamnées. » 6

Ainsi, à l'issue du procès, Marie-Claire est acquittée, sa mère et les inculpées sont soit relaxées, soit condamnées à des amendes et des peines avec sursis...

La presse alors se déchaîne : dès le lendemain, 23 novembre 1972 L e Figaro titre L'avortement en question. On décompte pas moins d'une centaine d'articles de presse entre le début du procès de la fille et le verdict du procès de la mère et des autres inculpées.

Tous les éléments sont rassemblés pour ouvrir le procès en révision des lois de 1920 et 1923.

L'année 1973 : l'explosion du débat fait mouche

Au cours de cette année, les élections législatives et cantonales vont permettre la propagation du débat et l'appropriation du sujet par toute la population.

En janvier, le président Georges Pompidou reconnaît l'inadéquation de la loi avec l’évolution des mœurs. Il promet sa révision, la renvoyant au lendemain des élections.

En février, le premier ministre Pierre Messmer exprime à son tour la nécessité de revoir la loi.

Le 4 février, 331 médecins rendent public un manifeste-pétition en faveur de l'avortement où ils s'accusent de pratiquer cet acte dans l'exercice de leur métier 7 .

Le 27 mars, la télévision offre une tribune sans égale au débat dans l'émission très réputée Les dossiers de l'écran, la discussion finissant dans une confusion totale.

En avril, le MLAC ( Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception) pratique des avortements et en fait délibérément et ouvertement la propagande.

Le 30 mai, Pierre Messmer expose à la télévision une esquisse de projet de loi.

Le 5 juin, 10 031 médecins se déclarent opposés à la libéralisation de l'avortement.

Le 15 novembre, est projeté pour la première fois en séance publique Histoires d'A 8 , œuvre militante du MLAC servant à montrer comment se déroule un avortement. Le film sera saisi immédiatement et censuré par Maurice Druon, alors ministre des Affaires culturelles.

La tension est à son comble à la fin de l'année 1973... Une tension qui préfigure l’extrême violence des débats qui auront lieu lors de la présentation de la loi au parlement en 1974.



Marie Gouze,
20 février 2020





1. Pour lire les minutes du procès : Le Procès de Bobigny : Choisir la cause des femmes, Sténotypie intégrale des débats du tribunal de Bobigny (8 novembre 1972), Paris, Gallimard, nouvelle édition février 2006.

2. Pour cet acte, le violeur ne sera jamais poursuivi.

3. Voir note 14 dans l'article précédent, Épisode 4, La Commune n°122.

4. Cité par Xavière Gauthier dans Naissance d'une liberté, contraception, avortement : le grand combat des femmes au XXe siècle, op. cit.

5. Gisèle Halimi, La cause des femmes, Paris, Gallimard, 1992

6. Intervention dans son intégralité sur http://www.senat.fr/colloques/colloque_femmes_pouvoir/colloque_femmes_pouvoir8.html

7. « Nous voulons que l’avortement soit libre. La décision appartenant entièrement à la femme, nous refusons toute commission qui la contraint à se justifier, maintient la condition de culpabilité et laisse subsister l’avortement clandestin (...)Les médecins soussignés :

- déclarent pratiquer des avortements ou aider, selon leurs moyens à ce qu’ils soient réalisés en dehors de tout trafic financier ;

- s’engagent solennellement à répondre collectivement de leur action devant toute autorité judiciaire et médicale ainsi que devant l’opinion publique»

8. Histoires d'A est un film diffusé par le MLAC montrant le déroulement intégral d'un avortement selon la méthode par aspiration (dite méthode KARMAN) à des fins pédagogiques et de propagande.

Modifié le mardi 10 mars 2020
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