La bataille pour la légalisation de l'avortement en France (suite)

Après les constats accablants des dégâts dus aux avortements clandestins, et alors que la loi sur la prophylaxie des naissances, dite loi Neuwirth 1, vient d'être votée, la fin des années 60 et le début des années 70 voient une accélération et une extension des mouvements et associations revendiquant la liberté et le droit des femmes à disposer de leur corps.

La bataille pour la légalisation de l'avortement en France (suite)

Un sabotage raté

La mise en application de la loi Neuwirth est volontairement retardée : le premier décret d'application réglementant la vente des contraceptifs ne paraît qu'un an plus tard, le 3 février 1969. Le second, réglementant la délivrance du stérilet paraît en avril 1972 !

Entre temps, mai 68 est passé par là, prônant la liberté de choix et mettant en avant la liberté sexuelle en affichant des slogans «jouissez sans entrave ! » ou « ne travaillez plus : jouissez ! ». La notion même de plaisir, en s'opposant au rendement, est censée mettre en cause les fondements de la société. Les femmes, surtout les étudiantes et les ouvrières, ont commencé à investir les débats publics et politiques. Disjoignant l'acte sexuel et la reproduction, les femmes, en revendiquant « Un enfant si je veux, quand je veux ! » opèrent une véritable révolution qui leur permet enfin d'accéder à une sexualité libre.

La création du MLF (encadré) : va-t-on finir par se faire entendre ?

En mai 1970, L'Idiot international n°6 publie un article intitulé « Combat pour la libération de la femme... » 2 . Faisant référence à l'ouvrage d' Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat 3, les auteures inscrivent la lutte des femmes pour leur liberté dans la droite ligne de la lutte des classes, elles affirment : « Nous, depuis ce temps immémorial, vivons comme un peuple colonisé dans le peuple, si bien domestiquées que nous avons oublié que cette situation de dépendance ne va pas de soi. C'est pour l'homme que nous sommes nourries et élevées, c'est par l'homme que nous vivons, il peut acheter notre corps, et quand il est rassasié il peut s'en débarrasser » 4 . En résonance directe avec l'ouvrage fondamental de Simone de Beauvoir5, le Mouvement de Libération des Femmes (voir encadré) voit ainsi le jour et va employer toutes sortes de moyens pour revendiquer et obtenir l'égalité et la liberté.

Par réaction, le Docteur Jérôme Lejeune crée en décembre 1970 l'association Laissez les vivre qui va organiser de nombreuses actions contre l'avortement et mener une campagne forcenée contre la légalisation de l'avortement.

L'année charnière : 1971 ou le combat de l'opinion publique

A la suite des convulsions successives qui ont remué la société depuis près de deux décennies, l'année 1971 témoigne de l'explosion de toutes les revendications et va être jalonnée des faits les plus marquants qui ont fait irrémédiablement avancer « la cause des femmes » 6 .

C'est d'abord le plus connu d'entre eux, Le Manifeste des 3437, paru dans Le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, qui fait l'effet d'une bombe. Anne Zélinsky relate la genèse de ce coup spectaculaire et audacieux 8 initié par quelques femmes, dont Simone de Beauvoir, Christine Delphy 9, Antoinette Fouque10 et Monique Wittig 11, mais aussi à l'initiative du rédacteur en chef du Nouvel Observateur : Jean Daniel12. Plus qu'un coup médiatique, sous ce format provocateur, c'est bien un défi à la justice que revêt ce manifeste. L'heure est venue pour les femmes de revendiquer l'habeas corpus féminin 13, d'obtenir le droit à disposer de leur corps comme elles l'entendent.

L'impact est considérable, en quelques semaines ce sont plusieurs milliers de signatures de femmes qui viennent s'ajouter aux 343 premières. Aucune de ces femmes ne sera inculpée.

Au mois de juillet 1971, Gisèle Halimi 14 accompagnée entre autres de Simone de Beauvoir, Christiane Rochefort 15, Jean Rostand16 fondent l'association CHOISIR 17 qui affiche le slogan : « Ma liberté : ma contraception, Mon choix : donner la vie, Mon ultime moyen : l'avortement », et qui se veut principalement un mouvement de lutte pour la dépénalisation de l'avortement.

Le 20 novembre 1971, enfin, a lieu la première manifestation de La Marche internationale des femmes pour l’abolition des lois contre l’avortement . Elle rassemble des milliers de femmes et démontre la popularité des idées défendues au départ par des mouvements minoritaires.

La bataille de l'opinion publique est gagnée, reste la prochaine bataille, la plus dure : obliger le législateur à voter une loi dépénalisant l'avortement. Pour cela, il faut dénoncer l'absurdité de la loi, et démontrer l'inefficacité de la justice. L'opportunité va se présenter très rapidement dès la fin de 1971 et au cours de l'année 1972 à l'occasion d'un procès retentissant.





Marie Gouze,
5 janvier 2020






1 Voir encadré dans l'article« La bataille pour le droit à l'avortement » épisode 1, La Commune n°119.

2 Extrait de l'article écrit par Marcia Rothenburg,Margaret Stephenson, Gille Wittig et Monique Wittig « Combat pour la libération de la femme, par delà la libération-gadget, elles découvrent la lutte des classes » in L'Idiot International n°6, mai 1970.

3 Voir note 2, article précédent, épisode 3, La Commune n°121.

4 In MLF, textes premiers, collectif, éditions Stock, 2009, p. 16.

5 Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, 1949, cité dans l'article précédent, épisode 3, La Commune n°121.

6 Par référence au titre de l'ouvrage de Gisèle Halimi publié en 1973.

7 Déclaration des 343 femmes connues et inconnues dans L e Nouvel Observateur, du 5 au 11 avril 1971, dont la teneur suit :

« Un million de femmes se font avorter chaque année en France.

Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples.

On fait le silence sur ces millions de femmes.

Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté.

De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre ».

8 Entretien avec Xavière Gauthier dans son ouvrage, Naissance d'une liberté, Contraception, avortement : le grand combat des femmes au XXe siècle, Chapitre 7, Robert Laffont, Paris, 2002.

9 Christine Delphy (née en 1941) est une sociologue française. Chercheuse du CNRS depuis 1966 dans le domaine des études féministes ou études de genre, elle est une des cofondatrices de Nouvelles Questions féministes une revue qui introduit entre autres le concept de genre et le courant intellectuel du féminisme matérialiste, catégorie qu'elle forge en 1975.

10 Antoinette Fouque (1936-2014) militante féministe et figure historique du Mouvement de libération des femmes (MLF). Avec des militantes du MLF, elle fonde les Éditions des femmes dont elle devient l'éditrice.

11 Monique Wittig , (1935 -2003) est une romancière et théoricienne féministe française, dont l'œuvre a beaucoup marqué le mouvement féministe et les théories de dépassement du genre.

12 Jean Daniel , né Jean Daniel Bensaïd le 21 juillet 1920 à Blida en Algérie française, est un écrivain et journaliste français. Il est fondateur — en 1964 — et éditorialiste du Nouvel Observateur.

13 Dans le sens « sois maître de ton corps » : du droit fondamental à disposer de son corps, interprétation dérivée de la locution latine raccourcie.

14 Gisèle Halimi , née Zeiza Gisèle Élise Taïeb le 27 juillet 1927 à La Goulette, en Tunisie, est une avocate, militante féministe et femme politique franco-tunisienne.

15 Christiane Rochefort (1917-1998) est une femme de lettres française.

16 Jean Rostand (1894-1977), est un écrivain, moraliste, biologiste, historien des sciences et académicien français.

17 Choisir la cause des femmes ou quelquefois, en abrégé Choisir ouLa C ause des femmes est, à la base, un mouvement de lutte pour la dépénalisation de l'avortement. C'est désormais une organisation non gouvernementale ayant le statut d'association loi de 1901, qui s'est spécialisée dans les droits des femmes. Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir fondent le mouvement en juillet 1971, peu après la publication du Manifeste des 343.

Modifié le lundi 13 janvier 2020
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