« L’irruption d’un mouvement de masse mené par la classe ouvrière est nécessaire »

L’Espagne, tout comme la France, subit de plein fouet crise économique et épidémique. Quelle est la situation du pays, du point de vue économique, politique et social, quatre ans après la déclaration d’indépendance de la Catalogne et deux ans après le début de la pandémie ? Notre camarade Rubén Tzanoff du parti Socialismo y Libertad (Socialisme et Liberté, SOL), notre organisation-sœur au sein de la LIS, répond à La Commune.

« L’irruption d’un mouvement de masse mené par la classe ouvrière est nécessaire »
  1. Après la libération des prisonniers catalans en juin 2021, quelle est la situation politique en Catalogne ? Quel sort le gouvernement du royaume espagnol réserve-t-il aux indépendantistes tel Carlos Puigdemont qui avaient choisi l’exil ?

Pedro Sánchez a décidé de gracier Oriol Junqueras, Joaquim Forn, Raül Romeva, Jordi Turull, Josep Rull, Jordi Cuixart, Jordi Sánchez, Teresa Forcadell et Dolors Bassa, dans le but de « rétablir l'harmonie et la coexistence au sein de la société catalane et espagnole ». C’est un soulagement pour les neuf prisonniers politiques injustement emprisonnés. Cette libération n’a été possible que grâce aux mobilisations massives et intenses pour la liberté, menées par le peuple catalan. Elle permet par ailleurs au pouvoir de « tourner la page » du processus d'autodétermination. Ce que demandaient les manifestants n'était pas la grâce mais l’amnistie pour ceux qui ont subi un procès en forme de farce pour le « crime » consistant à défendre leurs idées politiques. La persécution de la justice espagnole n’est pas finie ; c'est ainsi que plus de trois mille affaires pénales contre des militants populaires et des exilés se poursuivent, parmi lesquelles celles de Carles Puigdemont, Toni Comín, Lluís Puig, Clara Ponsatí et Anna Gabriel. L'ancien président et actuel eurodéputé Puigdemont a déjà été détenu et libéré à plusieurs reprises, la dernière fois en Sardaigne (Italie). En effet, jusqu'à présent, les juridictions européennes n'ont pas fait droit à la demande d'extradition formulée par l'Espagne. Pour des raisons démocratiques de base, il est nécessaire de continuer à exiger l'amnistie et l'annulation de toutes les affaires pénales, et ce, sans faire confiance au système judiciaire de l'UE, ni partager la politique des dirigeants indépendantistes des partis majoritaires. Il existe une relation étroite entre ces questions démocratiques et la situation politique générale en Catalogne. Le Gouvernement composé d'Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne, ERC) et de Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne, JxCat) est impliqué dans la politique dite de « distension » et dans le piège de la « Table de dialogue » avec le gouvernement espagnol. En réalité, c'est un monologue des oppresseurs qui ne cessent de répéter : « pas d'amnistie, pas d'autodétermination ». Tous apportent leur contribution pour « congeler » le référendum du 1er octobre 2017. Le président catalan Pere Aragonés (ERC) est plus concentré sur la réalisation d'une autonomie restreinte que sur l'établissement de la République catalane. Le même projet avait été mené par son prédécesseur en exercice, Quim Torra (JxCat). Malheureusement, il y a des organisations qui se prétendaient anticapitalistes comme la Candidatura d'Unitat Popular (Candidature d'Unité populaire, CUP) et d'autres à gauche qui ont soutenu l'investiture d'Aragonés et qui, tout en émettant des critiques et des revendications, soutiennent jusqu’à présent les accords passés avec ERC. Les faits montrent que Mariano Rajoy du Partido Popular (Parti populaire, PP) a mené la répression expressément au nom de la sacro-sainte « Unité d'Espagne ». Le PP, Ciudadanos-Partido de la Ciudadanía (Citoyens-Parti de la Citoyenneté) et Vox font pression pour recommencer avec plus de dureté. Pedro Sánchez du Partido Socialista Obrero Español (Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE) réprime et persécute également, sous la couverture de la « distension" et du faux progressisme. Au-delà des trahisons et des manœuvres des dirigeants, le dernier mot n'est pas encore dit. La mobilisation du 11 septembre dernier a été massive malgré la pandémie et a envoyé un message clair contre la Table de dialogue et pour la République catalane. Quelque chose de similaire s'est produit dans les actions pour l'anniversaire du « 1-O » (1er octobre 2017). L'avenir de l'autodétermination catalane dépendra en grande partie de la reprise des mobilisations massives, de la création d’organisations démocratiques indépendantes et de la mise en œuvre d’une nouvelle alternative politique, par conséquent anticapitaliste et indépendante de la bourgeoisie, tant espagnole que catalane. Pour notre part, nous continuerons à soutenir la lutte pour la liberté, toujours dans une perspective d'indépendance de classe et dans une solution stratégique pour le socialisme.

  1. A presque deux ans du commencement de l’épidémie du Covid-19, quelles sont les conséquences politiques, économiques et sociales pour la classe ouvrière espagnole ?

Les conséquences sont importantes à tous les niveaux. Le taux de chômage est d'environ 16 %. Le SMIC interprofessionnel a augmenté d'un maigre 12 euros. Les revenus des fonctionnaires n'augmenteront que de 2 %. Il y a 6 millions de personnes dans l'extrême pauvreté. 58 % des ménages ont des difficultés à joindre les deux bouts. L'inflation qui atteint les 4 % commence à être préoccupante et le coût de la facture d'électricité a battu tous les records historiques, dépassant les 200 euros le MWh. La situation du logement est extrêmement grave en raison du coût excessif des loyers et des expulsions. Concernant le Covid-19, on parle déjà de sixième vague. L'Espagne a été et est l'un des pays les plus durement touchés d'Europe, tant pour le nombre de personnes infectées que pour les personnes décédées. Les mesures adoptées étaient insuffisantes du point de vue sanitaire, socialement injustes et politiquement antidémocratiques. Il ne faut pas oublier que le système de santé fait face à la pandémie alors même qu’il est dans un piètre état, en raison des coupes dans la santé publique faites par les différents gouvernements. Un autre sujet actuellement sensible est le sort des réformes réactionnaires du travail, menées sous le gouvernement de Mariano Rajoy. Les syndicats majoritaires Confederación Sindical de Comisiones Obreras(Confédération syndicale des Commissions ouvrières, CC.OO) et Unión General de Trabajadores (Union générale des travailleurs, UGT) en demandent l'abrogation. Ils le font dans le confort de leurs bureaux syndicaux, car ils ne lèvent pas le petit doigt pour l'imposer avec la lutte. Ils font partie des responsables des pertes de conquêtes et de l'accumulation des profits en millions des patrons, et ce, au prix de l'appauvrissement des ouvriers. Nous verrons plus tard comment se terminera ce nouveau chapitre de divergences sur la réforme. Les tensions montent, même si jusqu'à présent, elles ont toujours été réglées par consensus et par des changements partiels qui n'ont pas entrainé de changement fondamental. Le projet de Budgets généraux pour 2022, actuellement en débat, se nourrit de fonds d'aide en millions par l'Union européenne. Bien que des montants records aient été annoncés pour faire face aux défis sociaux, ils seront érodés par l'inflation et un endettement croissant prélève une grande partie des revenus. Les grands bénéficiaires de ces mesures seront à nouveau les entrepreneurs et les riches. Le nouveau budget ne prévoit aucun changement dans le modèle de production capitaliste. Les tensions politiques se renforcent. Les contradictions politiques et sociales continuent de s'accumuler. Le gouvernement de « coalition progressiste » PSOE-Unidas Podemos (« Unies, nous pouvons ») gouverne pour les privilégiés et a suscité la désillusion dans de larges secteurs. Le « régime de 78 »1, hérité du régime franquiste, est discrédité, mais toujours actif dans ses mesures réactionnaires. Tout comme le PP, Vox et dans une moindre mesure Ciudadanos qui essayent de capitaliser sur le mécontentement avec des propositions de droite. Les directions politiques et syndicales majoritaires de CC. OO. et l'UGT essaient d'éviter les luttes. Elles n’ont qu’un succès relatif car il y en a quand même. Les retraité.e.s, les femmes, les immigrés et ceux qui défendent l'environnement contre les destructions générées par le capitalisme se mobilisent. Les actions ont pour protagonistes les travailleurs de la santé, des chemins de fer, des usines Nissan, Airbus, Navantia et autres. Actuellement, ce sont les métallurgistes de Cadix qui défendent leurs droits, avec une grève illimitée, des mobilisations et des barricades pour se défendre des charges policières. En définitive, l’irruption d’un mouvement de masse mené par la classe ouvrière est nécessaire pour que la réforme du travail soit abrogée et que la crise soit payée par les capitalistes. Avec des assemblées démocratiques, un plan de lutte avec des mobilisations nationales et une grève générale, pour imposer l'agenda ouvrier des besoins urgents. En même temps, il est plus que jamais nécessaire de créer une nouvelle alternative politique, anticapitaliste et conséquente, organisée dans tout l'État espagnol. Tout doit être inversé pour que le capitalisme et ses complices ne continuent pas à opprimer la majorité. En route pour construire un système sans exploiteurs ni exploités, sans oppresseurs ni opprimés, c'est-à-dire le socialisme.



Entretien réalisé le 21 novembre 2021



  1. On appelle ainsi le régime politique de la monarchie parlementaire organisée par la Constitution de 1978, qui a succédé à la dictature de Francisco Franco.

Modifié le dimanche 16 janvier 2022
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