« Le processus révolutionnaire du 22 février 2019 reprendra son cours »

La Commune fait le point avec notre camarade Jacques Vingtras, correspondant pour la Ligue socialiste internationale (LIS) en Algérie, à presque deux ans de l'anniversaire du « Hirak » (« mouvement, marche »). Sur le processus révolutionnaire, la mascarade électorale, la crise économique, sociale et sanitaire, l'accord de libre-échange avec le capitalisme européen, notre camarade a répondu avec précision à nos questions.

« Le processus révolutionnaire du 22 février 2019 reprendra son cours »

Un an après l’élection d’Abdelmadjid Tebboune et à quelques mois du deuxième anniversaire du début du « Hirak », quelle est aujourd’hui la situation en Algérie ?

Le nouveau clan actuellement aux commandes du pays, issu du régime déchu de Bouteflika et de son clan, plutôt que d'écouter attentivement les revendications légitimes du peuple, de considérer sérieusement sa volonté de rompre avec le système pourri d'Alger (lequel aura empêché l'économie nationale d'exploiter son potentiel de développement, le peuple d'accéder à ses droits économiques, politiques, culturels et linguistiques, en un mot, à sa liberté au sens universel du terme), a adopté contre tout bon sens la stratégie du passage en force en tentant d'imposer, bureaucratiquement, mensongèrement, par l'intimidation, par l'emprisonnement, somme toute par la terreur, le scrutin présidentiel du 12 décembre. Rejetée par le peuple parce que ne constituant pas la réponse révolutionnaire exigée et attendue par le mouvement du 22 février, cette présidentielle est réellement une énième fourberie visant à venir à bout du mouvement révolutionnaire et conforter une nouvelle dictature en faveur du nouveau clan en gestation, tout en maintenant la matrice idéologico-institutionnelle du système pourri et mafieux d'Alger. C'est le 5ème mandat aggravé par un climat de terreur et par une atmosphère carcérale à l'échelle nationale.

Alors que la classe ouvrière algérienne - et particulièrement sa jeunesse - subissait une crise économique majeure (chômage, pauvreté, précarité), quelles ont été les conséquences sanitaires, sociales et économiques, de l’apparition du COVID-19 ? Quelles ont été les mesures prises par le régime et le gouvernement, quelles réactions de la part des organisations ouvrières (syndicats, partis) ?

Une politique répondant aux impératifs des multinationales n’aura évidemment aucune incidence positive sur le développement du pays, les seuls bénéficiaires sont les groupes financiers et bancaires qui dominent le marché mondial et ne se gênent nullement de féliciter, de coopérer et de légitimer les responsables issus des coups d’État en Afrique. Financiarisées à la manière de l'économie, ces démocraties remettent en cause les droits sociopolitiques des peuples chaque jour, détricotent leurs systèmes sociaux de protection, confient les sorts des peuples du monde à des techniciens de la finance spéculative, à des responsables n'ayant aucun mandat électif, à des institutions internationales et régionales dont les responsables ne sont pas légitimes.

La pandémie a servi d’alibi pour mener à terme cette politique destructrice de réformes anti-sociales (compression des effectifs, licenciements, fermeture d’entreprises, salaires impayés pendant des mois...), de criminalisation de l’acte politique et d’atteintes aux libertés individuelles et collectives les plus basiques. Les grèves, tous secteurs confondus qui ont caractérisé les mois derniers, la mobilisation formidable des travailleurs comme celle des contractuels qui demandent toujours leur insertion, tout en exprimant le refus de la majorité des Algériennes et des Algériens d’être transformés en parias, posent comme une exigence centrale et vitale la nécessité de consacrer les recettes de la nation pour les besoins sociaux immenses, pour la relance de l’outil de production créateur de richesse, d’emplois et de bien-être social.

Que signifie le « report » de l’accord de libre-échange qui devait entrer en vigueur le 1er septembre 2020 entre l’Algérie et l’Union européenne (UE) ? Quelles ont été les conséquences du précédent accord d’association signé en 2005 et la création d’une Zone de Libre-Échange (ZLE) ?

L’accord d’association avec l’Union européenne est la même copie que celle signée avec la Tunisie et le Maroc et son contenu ressemble aux politiques imposées aux pays de l’Europe de l’Est pour adhérer à l’UE. Cela a abouti partout aux mêmes résultats négatifs pour tous ces pays. Si l’accord d’association UE/Tunisie était à ce point une réussite, pourquoi les Tunisiens ont-ils fait une révolution contre le désastre social qu’a connu leur pays ?

Cet accord constitue une nouvelle attaque contre nos acquis socio-économiques. Il portera une atteinte majeure aux droits des travailleuses et des travailleurs, aux droits sociaux ou encore à la sécurité alimentaire et environnementale.

Les chiffres officiels rendus publics par l’Agence nationale pour la promotion du commerce extérieur illustrent la réalité de cet accord qui ruine le pays. Selon cet organisme, en dix ans, l’Algérie a exporté vers les pays de l’Union européenne, hors hydrocarbures, 12,5 milliards de dollars et a importé l’équivalent de 192 milliards de dollars. L’UE est contre toute industrialisation du pays ; elle veut uniquement faire du commerce avec l’Algérie. Pour elle, il y a 40 millions de consommateurs, et c’est tout.

D’un côté, l'UE exige l’ouverture du marché algérien aux investisseurs européens et, de l’autre, elle empêche Sonatrach d’investir dans la distribution du gaz en Europe et dans le développement de la pétrochimie en Algérie. Pis encore, elle recommande aux autorités algériennes de vendre l’électricité et le gaz sur le marché national au prix international.

L’article 46 incite à « préparer les entreprises énergétiques et les mines aux exigences de l’économie de marché et faire face à la concurrence ». Comment comprendre le fait que ces mêmes secteurs soient visés par la privatisation ?

L’objectif de l’UE est donc de supprimer les barrières réglementaires qui limitent les profits potentiels des grands groupes capitalistes, en livrant au libre marché des secteurs encore relativement protégés, mais également d’autoriser les multinationales à remettre en cause les normes sociales et environnementales qui gênent leur expansion. Il ne peut y avoir d’économie nationale dans le cas où l’État se désengage totalement. Une fois ouvert le marché, notre production ne pourra pas résister et des centaines de milliers d’emplois seront encore perdus. Il faut cesser de mentir au peuple ; même la consommation va automatiquement baisser. Cet accord doit être annulé.

Le « Hirak » a marqué le début d’une révolte populaire et pacifique pour mettre à bas un régime basé sur la corruption et le pillage de la rente pétrolière. Quel débouché politique s’offre aux masses pour réaliser cette tâche historique, comment vois-tu évoluer la situation politique ?

Ce système, après 57 ans de règne absolu, autoritaire et violent sur le pays, aura réussi l'impossible. Les annales de l'histoire de l'humanité seront augmentées et enrichies par ces faits inédits : la clochardisation de la vie politique, la « compradorisation »1 de l'économie nationale, l'enrichissement illicite, la fabrication par les moyens de l'État de faux milliardaires, la distribution de l'argent frais aux copains et copines et aux « systémiques » (père, fils, petit-fils), conséquences de l'acte criminel de la planche à billets. Le transfert de l'inflation au peuple, et du coup, son appauvrissement, la désintellectualisation de l'école, la désespérance et la poussée vers l'exil, y compris par la harga2 des jeunes particulièrement, la banalisation de la violence, le suicide ... Aucune comptabilité aussi fine soit-elle ne peut rendre compte de ces réalisations macabres. Le crime est autant total que parfait. C’est une épopée d'un autre genre. Elle est inhumaine, tant ses effets de retombée sur la société sont un incommensurable désastre.

Nous sommes optimistes, le processus révolutionnaire du 22 février 2019 reprendra son cours et il donnera place à des élections réellement libres (assemblée constituante souveraine) qui satisfera les revendications légitimes du peuple et désignera un gouvernement responsable devant elle et elle seule. C’est cela que disent les jeunes, les chômeurs, les fellahs et les travailleurs de toute l’Algérie qui combattent par la grève, la manifestation.

Entretien réalisé en décembre 2020

1. « compradorisation » : autrefois, en Chine, le comprador était l'autochtone fondé de pouvoir des firmes étrangères. La « compradorisation » ici est la subordination de l'économie algérienne aux intérêts des capitaux européens, internationaux et à ceux des multinationales.

2. émigration clandestine par la mer.

Modifié le mardi 12 janvier 2021
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