Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste
La question du syndicat a souvent été traitée par les révolutionnaires car elle revêt une importance essentielle au niveau historique (construction de la classe ouvrière, de sa conscience pour soi) ainsi qu’au plan du combat militant. La compréhension de la nature même des syndicats, leur « tendance naturelle » est primordiale pour ne pas perdre de vue les tâches qui sont les nôtres en nous laissant manger, « absorber » par la bureaucratie syndicale ou désespérer et lui abandonner ce terrain-là.
Dans cette courte brochure (4 pages) que Trotsky rédige en août 1940, quelques jours avant sa mort (il est assassiné le 21 août), il expose plusieurs points nous donnant des clefs pour comprendre ce que sont intrinsèquement les syndicats, la place qu’ils tiennent l’enjeu dont ils sont l’objet et termine sur la nécessité de n’en pas s’en détourner pour autant, en nous donnant les mots d’ordre pour y poursuivre la lutte. Le contexte historique est celui de la décadence impérialiste, qui débute en 1914 et dont le déclenchement de la 2ème guerre impérialiste en 1939 est un nouvel exemple.
La tendance à ’intégration à l’État
La première chose que nous dit Trotsky est que l’ensemble des syndicats, dans le monde entier, ont tendance à l’intégration aux appareils d’Etat. C’est une caractéristique inhérente à tous les syndicats quelle que soit leur base idéologique.
Cette « tendance à s’intégrer à l’Etat » résulte « des conditions sociales communes pour tous les syndicats ». Les conditions sociales communes sont liées à la phase impérialiste dans laquelle se trouve alors (et encore aujourd’hui) le capitalisme. C’est de cela dont il parle quand il évoque le « capitalisme monopolisateur » ou « l’adversaire capitaliste centralisé » contrôlant la vie économique au même niveau que l’État, il s’agit de concentration du capital, les banques, les trusts ou les cartels. Ces grands groupes, nationaux à l’origine, (les grandes multinationales se développent après la 2ème guerre mondiale) ont un besoin accru de leur Etat pour soutenir le capital national et augmenter leur taux de profit dans un cadre extrêmement concurrentiel.
Cette réalité est encore plus visible aujourd’hui avec la bataille que se livrent les grands groupes (les multinationales) à l’échelle mondiale : que fait Macron avec sa loi pour le grand patronat ? Qui va vendre les rafales pour Dassault en Egypte ? Etc., on peut remplir des pages.
Citons Trotsky : « Aux yeux de la bureaucratie du mouvement syndical, la tâche essentielle consiste à " libérer " l'Etat de l'emprise capitaliste en affaiblissant sa dépendance envers les trusts et en l'attirant à lui. Cette attitude est en complète harmonie avec la position sociale de l'aristocratie et de la bureaucratie ouvrière qui combattent pour obtenir quelques miettes dans le partage des surprofits du capitalisme impérialiste. »
La recherche permanente à l’adaptation au capitalisme
Ainsi, bien loin du terrain politique de la lutte des classes, la bureaucratie syndicale recherche l’adaptation constante au capitalisme, l’aménagement de l’exploitation et non plus sa destruction, ce qui renforce sa position d’interlocuteur privilégié aux yeux de l’État avec le soutien de « l’aristocratie et la bureaucratie ouvrière », c’est-à-dire, ceux qui, sur la base d’une situation matérielle supérieure au reste de la classe ouvrière, cherchent à conforter et augmenter leurs positions sociales et économiques.
Si l’on possède une claire compréhension de la nature de l’État (un « pouvoir spécial de répression d’une classe contre une autre », un instrument au service exclusif des classes dirigeantes en tous temps et en tous lieux) on comprend aussi que le rôle des dirigeants syndicaux est, s’ils veulent se maintenir, d’encadrer, d’encamisoler les travailleurs pour devenir un rouage dans le contrôle des masses.
De trahisons en trahisons
Et là les exemples sont beaucoup trop nombreux pour citer toutes les trahisons des bureaucraties syndicales : le ralliement des syndicats à l’ « union sacrée » en 1914 (Jouhaux, secrétaire de la CGT, qui avait alors bien joué son rôle ne partit pas à la guerre mais fut nommé commissaire à la nation…), les grandes grèves révolutionnaires de 1936 trahies par le même Jouhaux (encore une fois récompensé en étant admis dans le CA de la banque de France) et surtout le PCF, à nouveau la trahison face aux grèves insurrectionnelles de 1945…Ainsi, de Gaulle appuie sa politique de reconstruction de la bourgeoisie sur les organisations syndicales présentes au sein du CNR. Il en est de même sur les accords de Grenelle de 1968 qui brisent la grève générale, le sabotage du formidable mouvement de grève contre le plan Juppé de 1995 (retraites et sécurité sociale), celui des grèves contre la réforme des retraites de 2010, etc.
Ces exemples ne concernent que la France mais cette même tendance est identique partout ailleurs dans les pays capitalistes ainsi que coloniaux ou semi-coloniaux. Avec des conditions historiques différentes, le sort des syndicats est d’être placés « sous tutelle de l’État ou [d’être] soumis à une cruelle persécution ».
Serviteurs de l’Etat bourgeois
Dans cette situation, les syndicats dirigés par les réformistes ou les staliniens (1), ne peuvent que coopérer avec l’État (au service de sa bourgeoisie nationale) et finir par le servir pour continuer à exister.
Dans les pays où comme en France, la principale organisation de masse de la classe ouvrière est la CGT, très tôt contrôlée par le stalinisme, la bureaucratie s’y développe d’autant mieux. Trotsky en résume parfaitement les conséquences : « la direction de la CGT est l’agence la plus directe et la plus ouverte du capitalisme impérialiste français ».
Devant un antagonisme qui semble indépassable puisque les organisations syndicales ne servent pas les intérêts de leur classe mais ceux de la bourgeoisie dont elles ramassent les miettes, faut-il pour autant renoncer à y militer, à s’y investir ?
Disputer les syndicats aux bureaucrates…
Trotsky nous répond non, au contraire, ce serait une faute. D’abord, parce que malgré la bureaucratie qui dirige les syndicats, ceux-ci conservent une base sociale prolétarienne, de par leur origine et leur histoire. « Il est nécessaire de conduire la lutte sous toutes ces conditions concrètes qui ont été créées par le développement précédent, y compris les fautes de la classe ouvrière et les crimes de ses chefs ». Ensuite parce que « ils ne peuvent pas être plus longtemps réformistes, parce que les conditions objectives ne permettent plus de réformes sérieuses et durables ». L’analyse que Trotsky fait en 1940 trouve un écho particulièrement intelligible aujourd’hui : tant qu’il y avait des miettes à partager, la lutte pour l’amélioration immédiate des conditions de vie pouvait faire illusion que les organisations syndicales se trouvaient du côté des travailleurs mais aujourd’hui, la classe ouvrière subit des reculs sans précédant, reculs qui touchent également l’ensemble de l’aristocratie ouvrière (cadre, ingénieur, enseignant etc.). Les forces productives ont cessé de croître : les progrès de l’humanité ne servent plus à l’amélioration de sa condition mais les poussent dans la misère. Mais qu’on ne se leurre pas, les bureaucraties syndicales iront jusqu’au bout de leur asservissement et leur opposition aux luttes qui peuvent menacer le pouvoir et sa bourgeoisie sera de plus en plus déterminé.
…Et« Les renforcer et accroître l’esprit de lutte »
Elle est d’autant plus grande que l’enjeu « reste la lutte pour influencer la classe ouvrière ». Et les mots d’ordre pour cette lutte sont l’indépendance complète et inconditionnelle des syndicats vis à vis de l’État capitaliste et la démocratie ouvrière dans les syndicats. Trotsky l’explicite davantage dans le programme de transition (1938) « Ils [les militants révolutionnaires] prennent une part active à la vie des syndicats de masse, se préoccupent de les renforcer et d'accroître leur esprit de lutte. Ils luttent implacablement contre toutes les tentatives de soumettre les syndicats à l'État bourgeois et de lier le prolétariat par "l'arbitrage obligatoire" et toutes les autres formes d'intervention policière, non seulement fascistes, mais aussi « démocratiques ». C'est seulement sur la base de ce travail, qu'il est possible de lutter avec succès à l'intérieur des syndicats contre la bureaucratie réformiste, et en particulier contre la bureaucratie stalinienne. »
Le syndicat reste un des outils de la lutte pour la révolution prolétarienne. Nous devons continuer à nous y battre sur le terrain de la lutte des classes et convaincre les militants honnêtes. Et pour cela, une claire et juste compréhension de la nature même de l’organisation syndicale dans laquelle nous militons est indispensable. Bien comprendre que le réformisme et la bureaucratisation, dans nos pratiques quotidiennes, guettent n’importe quel militant car la tendance à la conciliation et à l’atonie, dans ces organisations, est puissante. Le seul moyen d’y échapper est justement de bien la comprendre, pour la combattre et de ne jamais perdre de vue la lutte de classes, c’est-à-dire l’intérêt général de la classe ouvrière.
Julie Charmoillaux, 15 septembre 2015
Et aussi :
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/08/19400800.html
(1) Les syndicats réformistes sont historiquement liés à la social-démocratie, ce qui n’est pas le cas des syndicats staliniens comme la CGT, (historiquement liée à la couche bureaucratique stalinienne de l’URSS, fossoyeurs du mouvement ouvrier,) même si tous deux mènent une politique d’adaptation à la bourgeoisie c’est-à-dire qu’ils acceptent et défendent le principe de la propriété privée des moyens de production, socle du capitalisme.
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