Quand les patrons dictent l'Histoire

Notes de lecture : l'Histoire contemporaine sous influenceAnnie Lacroix-Riz est historienne, professeur à l'Université Paris VII. Dans un pamphlet solidement argumenté de 145 pages, l'Histoire contemporaine sous influence (éd. Le temps des cerises), elle dénonce avec vigueur, clarté et sans complaisance la dérive de l'historiographie officielle et des universitaires sur ces vingt dernières années. Ainsi, nombre d'historiens, en particulier ceux qui se proclamaient marxistes jusque dans les années 80, sont passés " du côté du manche " et sont devenus des " anti-marxistes " hargneux. à lire absolument. Entretien avec l'auteur. La Commune : Comment se présente l'enseignement de l'Histoire aujourd'hui ?

Annie Lacroix-Riz :
J'essaie dans mon ouvrage de démontrer à quel point nous assistons à une offensive réactionnaire dans ce domaine.

Cette offensive a eu des effets visiblement efficaces puisqu'elle a pénétré dans les milieux intellectuels et universitaires. Au pire, elle a été largement relayée, au mieux, elle suscite la passivité de mes confrères.
Elle a, idéologiquement, un axe : la criminalisation de toute tentative de transformation de la société. Pour eux, la Révolution est le crime par définition. Cette offensive n'est pas fondamentalement endogène, elle provient directement des milieux dirigeants et du patronat et s'inscrit dans une offensive internationale. C'est le cas par exemple de la Fondation Saint-Simon.

L.C. : Peux-tu nous en dire plus sur cette Fondation Saint-Simon ?

A. L-R. :
Comme je l'explique dans mon livre, la Fondation Saint-Simon est un cercle créé par le haut patronat français, avec de solides liens américains. Elle a grandement oeuvré à la conversion contre-révolutionnaire de l'intelligentsia française, avant de s'auto-dissoudre en juin 1999, une fois la tâche accomplie. Elle eut, aux côtés du président Roger Fauroux, célèbre PDG puis président d'honneur de Saint-Gobain, un co-président non moins célèbre nommé François Furet, historien, auteur en particulier d'un ouvrage qu'on dit de référence sur la Révolution française : La Révolution. François Furet, marxiste fort brièvement, mais longtemps repenti, caractérise très bien ces historiens nés de la vague d'assaut des années 70 dont l'objectif était de dénoncer les horreurs de la phase radicale de la Révolution française et de clouer au pilori Robespierre, les sanguinaires jacobins, de stigmatiser la Terreur et de faire l'apologie de Thermidor.

François Furet fut récompensé comme il se doit pour sa " conversion intellectuelle ". Il occupe à partir de 1982 un poste d'éditorialiste au Nouvel Observateur, qu'il cumule depuis à partir de 1985 avec ceux de " Professeur de pensée sociale à l'université de Chicago ", fonctions dans le cadre desquelles il reçut 470 000 dollars de la Fondation Olin au titre de son programme d'études des révolutions, américaine et française, à l'époque de leur bicentenaire.

L.C. : Tout travail mérite salaire ... Tu analyses donc les étroits rapports entre les historiens et les détenteurs de l'argent et du pouvoir.

A. L-R. :
En effet. Il faut bien voir que, face à la crise actuelle, les milieux patronaux n'ont de cesse de chercher à balayer les acquis ouvriers. Ils cherchent donc à recruter des intellectuels pour les aider à justifier ces objectifs.
De grands groupes (je prends pour exemple la dynastie de Wendel, mais aussi les banques, la RATP, la SNCF, la SEITA, devenue Altadis, qui a créé il y a trois ans un " comité historique ", etc.) ont recruté ou cherchent à recruter des historiens pour leur faire des ouvrages sur l'histoire de l'entreprise, sur mesure, et embellissant la réalité. l'intimité entre historiens et " entreprise " ne cesse ainsi de grandir.

L.C. : Les historiens sont donc devenus, pour beaucoup, une sorte d'institution officielle.

A. L-R. :
Oui. Du moins telle est la tendance. Je reprends pour illustrer ce propos les exemples récents de la commission présidée par René Rémond sur l'affaire Touvier où je démontre l'extrême complaisance de cette commission envers l'Église et ses réseaux, qui permirent longtemps non seulement à Touvier, mais à beaucoup d'autres tortionnaires liés au régime nazi, d'échapper aux poursuites.

Je développe aussi le fait que l'une des personnalités de cette histoire sous influence s'appelle Jacques Marseille, directeur de collection de manuels d'Histoire chez Nathan, qui n'a rien à refuser à l'UIMM,(Union des industries métallurgiques et minières, centre névralgique du patronat français).

Comme on le voit, la tendance à l'histoire " officielle " ou " raisonnable " prétendue moderne des entreprises, de l'État, de l'Europe, etc. submerge le champ scientifique. Il est urgent de soustraire l'histoire et la recherche historique aux desiderata des bailleurs de fonds divers et de retrouver la voie de l'indépendance.


Propos recueillis par
Pedro Carrasquedo
Modifié le mercredi 22 juin 2005
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