La bataille pour le droit à l’avortement

EPISODE 1
Depuis des millénaires, le ventre des femmes est au cœur des préoccupations humaines. Ce pouvoir de reproduction que les femmes ont depuis la nuit des temps, il faut d'une manière ou d'une autre que les hommes se l'approprient. Principal enjeu démographique au sein de la société, il est tour à tour façonné et phagocyté par la religion, par la politique. Mais on oublie un fait essentiel : cantonner la femme à sa fonction reproductrice évince et nie totalement son droit à une sexualité empreinte de désir et de plaisir.

Lucien NeuwirthLucien Neuwirth

C'est précisément cet aspect de la question qui va provoquer la colère des femmes dans les années 60 et 70 et générer une impulsion inégalée à leur combat pour la réappropriation de leurs corps.

Qu'est-ce que l'avortement ?

Qu'en est-il de l'acte lui-même ? Comment opère-t-on lorsqu'on se trouve enceinte et que l'on n'a pas prévu, désiré la naissance de l'enfant ?

Après la proclamation de la loi de 1920 1 et celle de 19232, dites « lois scélérates » (appliquant l'article 317 du code pénal de 1810 3) et celle de 19394, et même après 1967 avec la légalisation de la contraception par la loi Neuwirth 5, jusqu'à la proclamation de la loi dite « Veil » en janvier 1975, les femmes ont plusieurs options possibles une fois que la grossesse est constatée :

  • aller se faire avorter dans une clinique en Angleterre, en Suisse ou en Hollande . Option choisie par les femmes ayant des moyens financiers importants. C'est la manière la plus sûre d'opérer aussi bien au niveau de la santé qu'au niveau de la loi. Aucun risque ni pour la patiente, ni pour les professionnels de santé. Au début des années 70, ce sont des bus entiers organisés par le MLAC 6 qui emmènent les femmes qui souhaitent avorter dans ces pays frontaliers.

  • recourir à un médecin ou à une sage femme dans la clandestinité , c'est l'option qui représente le moins de danger au regard des conséquences sur leur santé : se remettre à un professionnel de santé réduit considérablement les risques de complication et d'infection. Ces professionnels sont souvent convaincus de la nécessité de légaliser l'avortement, souvent militants pour sa légalisation puisqu'ils constatent quotidiennement les conséquences graves que peuvent avoir les avortements clandestins sur la santé de leurs patientes. Ils maîtrisent l'opération, possèdent les techniques et outils, et procèdent à un curetage sans danger pour la santé de la patiente. Ces professionnels risquent tout : perdre leur emploi et être condamnés à de la prison ferme. Ils ne se font pas nécessairement payer le « service ».

  • Faire appel à une « faiseuse d'ange » , une femme qui arrondit ses fins de mois en rendant ce « service ». Connues par le bouche à oreille, elles opèrent avec du matériel adapté, le plus souvent une poire de lavement, en introduisant une canule et en instillant dans l'utérus une solution savonneuse. Cette technique revêt un sérieux danger car le matériel n'étant pas stérilisé la plupart du temps, beaucoup de complications surviennent, essentiellement l'infection de l'utérus qui peut tourner en septicémie, et la mort survient si la femme n'est pas mise très vite sous traitement antibiotique. Ces « faiseuses d'anges » risquent la prison (sous Vichy la peine de mort).

  • L'acte « maison » avec multiples méthodes : insertion de queue de persil, branches de saule, de cintre, tringle à rideau, baleine de parapluie, ou autre aiguille à tricoter dans le vagin « tout ce qui pique, perce, embroche, perfore a été utilisé » 7 pour parvenir à percer le col de l'utérus et fissurer la poche amniotique et provoquer ainsi la fausse couche ; introduction d'air dans l'utérus pour décoller la poche; absorption de diverses substances réputées être abortives ou absorption de poisons ; chutes dans les escaliers, coups au ventre... Ces femmes sont admises ensuite dans des hôpitaux du fait des conséquences graves de leur acte sur leur santé. Outre les répercussions physiques : stérilité dans le meilleur des cas, la mort la plupart du temps par perforation de l'utérus entraînant la descente des intestins, une péritonite, une septicémie - empoisonnement du sang - ou une hémorragie (morts dans une agonie pouvant durer plusieurs jours), mort par embolie gazeuse, c'est à dire introduction d'air dans le sang ( mort quasiment instantanée) et psychiques, elles risquent aussi, si elles sont dénoncées par les professionnels de santé, d'être condamnées à de la prison ferme. C'est l'acte le moins coûteux, et donc le plus pratiqué et, cela va sans dire, le plus dangereux.

Il est important de préciser que l'avortement est considéré comme une « affaire de femmes » 8. Même si en tout état de cause il est discuté au sein du couple, et que les hommes prennent part à la décision finale, le passage à l'acte et les conséquences sont de A à Z assumés par les femmes. Or, pour ce qui est de la question de savoir qui a la responsabilité d'une grossesse, il s'agit bien souvent d'une responsabilité partagée et donc qui n'est pas due qu'à la femme, loin de là !

Beaucoup de méthodes contraceptives sont connues à l'époque comme le préservatif (ou condom), la méthode « Ogino » (dite des températures, totalement inefficace), la pose de gelée spermicide, le stérilet, les pessaires (obturateurs vaginaux dont le diaphragme)... Sauf que jusqu'en 1967, la contraception est prohibée et sévèrement punie en France ! Quant au retrait précipité, à l'onanisme ou autres fellation ou sodomie, ces pratiques sont totalement condamnées par l'église et la société bourgeoise, et personne n'ose s'en prévaloir...

Les femmes qui ont provoqué chez elles un avortement arrivent alors à l'hôpital (lorsqu'il n'est pas trop tard) où elles sont prises en charge et subissent un curetage dans des conditions d'une cruauté épouvantable puisque la majeure partie du temps « pour leur passer l'envie de recommencer » les médecins, sages-femmes, et internes le pratiquent sans anesthésie , ce qui s'apparente à de la torture... Voilà la situation entre 1945 et 1967. Les statistiques ne sont pas formelles, puisque tout se fait dans la clandestinité, mais on avance le chiffre entre 600 000 et 1 million d'avortements en France par an et entre 10 000 et 60 000 « cadavres issus de manœuvres abortives » 9 dont on inclut probablement des suicides avant l'adoption de la loi Neuwirth (voir encadré).

C'est donc un état des lieux effroyable que les pouvoirs publics laissent perdurer en toute conscience dans les deux décennies qui succèdent à la seconde guerre mondiale : pas une personne, homme ou femme, dans le pays ne peut prétendre n'être pas concerné tant la chose est ancrée dans le quotidien…



Marie Gouze,
1er septembre 2017



1 31 juillet 1920 - « Loi réprimant la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle » (JO. du 1er août 1920) .Fac similé téléchargeable sur https://socialhistory.org/tr/exhibitions/neomalthusianisme-en-france/loi-du-31-juillet-1920 texte abrogé entièrement uniquement après le renforcement de la loi sur l'IVG de 2001.

2 La loi de 1923 interdit l'importation d’articles anticonceptionnels. Les jurys populaires se montrant trop favorables aux inculpé·e·s, l’avortement est désormais jugé en Correctionnelle.

3 article 317 du code pénal de 1810 (article 82 du décret loi de 1939):

« Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manoeuvres, violences ou par tout autre moyen aura procuré ou tenté de procurer l'avortement d'une femme enceinte ou supposée enceinte, qu'elle y ait consenti ou non, sera puni d'un emprisonnement d'un à cinq ans, et d'une amende de 1800 F à 100 000 F.
L'emprisonnement sera de cinq ans à dix ans et l'amende de 18000 F à 250 000 F s'il est établi que le coupable s'est livré habituellement aux actes visés au paragraphe précédent.
Sera punie d'un emprisonnement de six mois à deux ans et d'une amende de 360 F à 20000 F la femme qui se sera procuré l'avortement à elle-même ou aura tenté de se le procurer, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet.
Les médecins, officiers de santé, sages-femmes, chirurgiens dentistes, pharmaciens ainsi que les étudiants en médecine, les étudiants ou employés en pharmacie, herboristes, bandagistes, marchands d'instruments de chirurgie, infirmiers, infirmières, masseurs, masseuses, qui auront indiqué, favorisé ou pratiqué les moyens de procurer l'avortement seront condamnés aux peines prévues aux paragraphes premier et second du présent article. La suspension pendant cinq ans au moins ou l'incapacité absolue de l'exercice de leur profession seront, en outre, prononcées contre les coupables.
Quiconque contrevient à l'interdiction d'exercer sa profession prononcée en vertu du paragraphe précédent sera puni d'un emprisonnement de six mois au moins et de cinq ans au plus et d'une amende de 3600 F au moins et de 100 000 F au plus, ou de l'une de ces deux peines seulement. »

article abrogé en 1994.

4 Décret-Loi du 29 juillet 1939, article 84 du Code de la famille :
« Toute condamnation correctionnelle pour les délits prévus par les articles 317 et 334 du Code Pénal, et par la loi du 31 juillet 1920 comporte, de plein droit, l'interdiction d'exercer aucune fonction, et de remplir aucun emploi, à quelque titre que ce soit, dans des cliniques d'accouchement, maisons d'accouchement et tous établissements privés recevant habituellement, à titre onéreux ou gratuit, et en nombre quelconque, des femmes en état réel, apparent ou présumé de grossesse.
Toute condamnation pour tentative ou complicité des infractions ci-dessus spécifiées entraînera la même incapacité. »

5 http://www.assemblee-nationale.fr/13/evenements/1967_legalisation_pilule/1967_legalisation_pilule.pdf

6 MLAC : Mouvement pour la Liberté de L'Avortement et de la Contraception

7 Cité par Xavière Gauthier dans Naissance d'une liberté, contraception, avortement : le grand combat des femmes au XXe siècle

8 Du récit éponyme relatant la vie de Marie-Louise Giraud écrit par Francis Szpiner, d'où a été tiré le film de Claude Chabrol sorti en 1988, interprété par Isabelle Huppert

9 Jaques Dérogy, Des enfants malgré nous. Le drame intime des couples, cité par Xavière Gauthier, op. cit.



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La loi Neuwirth





À 23 ans, Lucien Neuwirth, est élu conseiller municipal en 1947, il sera le plus jeune conseiller municipal de France. Le maire, Alexandre de Fraissinette le place à la Commission d’aide sociale de la ville de Saint Étienne. C’est à ce poste qu’il sera directement confronté à la problématique des enfants non désirés.

Ayant connu la contraception en Angleterre dès l’année 1942, il est atterré de prendre toute la mesure négative de la loi de 1920 interdisant toute propagande anticonceptionnelle.

C’est à l’occasion d’une réunion du planning familial (naissant) à Saint Etienne, en 1957 que Lucien Neuwirth rencontre les fondateurs de la « Maternité Heureuse » : Evelyne Sullerot, Marie Andrée Lagroua-Weill-Hallé et Pierre Simon.

Charles De Gaulle est réélu en 1965, Lucien Neuwirth est également réélu comme député de la Loire à la nouvelle assemblée. Le président le charge de proposer un projet de loi pour légaliser la contraception.

Il s’engage auprès de ses amis et de son groupe à déposer son projet de loi en Mai 66, ce qui sera fait.

Une commission parlementaire spéciale est crée, en juin 66, composée de plusieurs membres de chaque groupe politique, et intéressés par le sujet. Cette commission sera en place pendant 6 mois.

Dans le même temps, une équipe de rédacteurs et Lucien Neuwirth rédigent le rapport qui deviendra le fameux rapport Neuwirth :

« Rapport au nom de la commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi (n°1870) de M.Neuwirth et plusieurs de ses collègues tendant à modifier les articles 3 et 4 de la loi du 31 juillet 1920, concernant la prophylaxie anticonceptionnelle. »

La loi est discutée à partir de Juillet 67 à l’Assemblée Nationale.

6 mois plus tard le débat reprend au Sénat, on y retrouvera les mêmes propos fantaisistes et alarmistes, et terriblement rétrogrades qu’à l’Assemblée Nationale… Comme par exemple :

« La fornication sera rationalisée par la contraception… C’est l’abominable exploitation de tout ce qu’il y a d’animal et de porcin dans l’âme humaine » Jean Foyer.

« L’anarchie des mœurs et la facilité décupleront des appétits sans frein… C’est une ouverture aux jeunes des portes de la licence » Pierre Volumard, député de l’Isère.

« Un tel texte ne peut que favoriser la dissolution des mœurs, voire, chez les esprits faibles, la prostitution » B. Talon, sénateur apparenté UDR.

« C’est un encouragement à ce qu’on pourrait appeler une civilisation aphrodisiaque » M. Capelle, PDM.

Plusieurs amendements sont déposés pour réduire l’application de la loi, comme : l’interdiction de délivrer une ordonnance à une mineure (la majorité était toujours à 21 ans à l’époque) sans l’autorisation de ses parents, l’obligation pour le médecin d’utiliser un carnet à souche pour garder trace des prescriptions, comme pour les stupéfiants…

Le ministre des affaires sociales est prêt à accepter ces différents amendements, parce qu’à ses yeux, ce qui compte, c’est que la loi passe, il y aurait toujours moyen (comme cela s’est ensuite déroulé sur plusieurs années jusqu’en 1972) de revenir sur ces amendements réducteurs.

La loi sera également votée au Sénat, et elle sera publiée au Journal Officiel le 28 décembre 1967.

Les votes :

– À l’Assemblée Nationale, la loi est votée à main levée avec 271 voix pour, contre 201 voix contre.

– Au Sénat, la loi est votée avec 174 voix pour, et 54 voix contre.

Promulguée le 28 décembre 1967, son application sera cependant lente, les décrets ne paraissant qu’entre 1969 et 1972.

(sources : http://www.materneo.com/etre-maman/dossiers-et-themes/lucien-neuwirth-ou-la-legalisation-de-la-contraception/loi-neuwirth.html & http://8mars.info/les-deputes-francais-contre-la-maternite-273 )

Modifié le lundi 18 septembre 2017
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