Foulard, laïcité et démocratie

laïcité et démocratie | Entretien avec Laurent LévyUne récente pétition adressée à Nicolas Sarkozy, lui demande d'étendre " aux établissements publics d'enseignement supérieur " et même à tout " l'espace public " la loi de 2004 d'interdiction des signes religieux jusque là " limitée " à l'école. Nous avons demandé à Laurent Lévy, le père d'Alma et Lila, les deux lycéennes exclues le 10 octobre 2003 pour port de foulard au lycée H. Wallon d'Aubervilliers, ce qu'il en pensait. Comme en 2003, où nous avions combattu cette exclusion, nous partageons l'essentiel de son appréciation sur ce nouveau brûlot prétendument de défense de la dignité des femmes. La Commune : Que penses-tu de la récente pétition adressée au Président de la République, signée notamment par Yvette Roudy et Corinne Lepage, pour " limiter le port du voile, atteinte à la dignité des femmes " ?

Laurent Lévy : Cette pétition, dont les initiateurs et les premiers signataires étaient tous de farouches partisans de l'interdiction du " foulard " à l'école, a le mérite de la cohérence. Elle ne fait que proposer une première généralisation de cette interdiction, en particulier dans les universités.

Un point intéressant est qu'elle suscite une certaine polémique dans les milieux de l'intégrisme laïque, comme si, à montrer les conséquences naturelles du prohibitionnisme qui a alimenté tant de faux débats en 2003 et 2004, on risquait de remettre en cause le consensus qui s'était alors formé dans une grande partie de l'opinion publique autour de la loi du 29 mai 2004.

Les libertés publiques remises en cause

Il est clair que ce qui est en cause, ce sont les libertés publiques, et que celles qui sont visées, ce sont les femmes musulmanes qui entendent cacher leur chevelure.

Le paradoxe, bien sûr, reste le même : voici que des " féministes " déclarés (et souvent des antiracistes déclarés) entendent promouvoir une règle dont seront victimes précisément des femmes, et uniquement des femmes, pour la plupart issues de milieux populaires, et issues de l'immigration post-coloniale. Une règle, donc, à la fois raciste et sexiste.

Au nom du fait que le " foulard " serait un problème, on entend légiférer, c'est-à-dire donner aux forces de police la possibilité de contraindre à tout moment certaines femmes à montrer les parties de leurs corps qu'elles ne veulent pas montrer. l'idée que l'on règle ce que l'on considère comme un problème politique et idéologique par la répression, par des mesures administratives et de police, pourrait sembler naturelle dans je ne sais quelle dictature. Que cette idée soit émise par des gens se disant " de gauche " (et parfois d'extrême-gauche) est en soi un autre paradoxe.

Il me semble nécessaire de combattre cette initiative - à supposer que son écho progresse. Il me semble nécessaire d'affirmer nettement que quiconque est attaché aux libertés publiques doit refuser toute compromission avec ses promoteurs.

L. C. : Où en est-on aujourd'hui sur la question des exclusions scolaires de filles voilées ?

L. L. : Il n'y a à ma connaissance plus d'exclusions à proprement parler depuis la rentrée 2004 - c'est-à-dire celle qui a suivi la mise en application de la loi anti-foulard.

Il n'y avait alors eu qu'une centaine d'exclusions : une cinquantaine d'exclusions " formelles ", et une autre cinquantaine de jeunes filles que l'on avait poussées à la démission (auxquelles il faut ajouter quelques garçons sikhs, porteurs de turbans, victimes collatérales imprévues de cette loi qui n'était expressément pas faite pour eux). Mais ces chiffres ne rendent pas compte de l'ensemble de la question. On peut estimer à 600 au minimum les déscolarisations intervenues en 2004 du fait de la loi : aux exclusions et démissions, il faut en effet ajouter les cas, bien plus nom­breux, de jeunes filles ayant simplement renon­cé à se présenter à l'école. Une minorité parmi elles a pu bénéficier, à travers des réseaux associatifs, d'un certain soutien scolaire, et passer leur baccalauréat pour celles qui étaient en classe de terminale. Mais pour le plus grand nombre, il s'est agi d'une déscolarisation pure et simple.

Le droit de se vêtir comme on veut

Lorsque le prix Nobel de la Paix, Shirin Ebadi, récompensée pour son combat pour les droits des femmes en Iran, avait été interrogée sur la pertinence de la loi française, avant qu'elle ne soit adoptée, elle avait déclaré que le droit de se vêtir comme on l'entendait, et en particulier de porter ou de ne pas porter le fameux " foulard ", était pour elle une liberté fondamentale. Elle avait ajouté que les intégristes ne souhaitaient pas que les femmes puissent étudier, et que priver une jeune fille d'école est le plus beau cadeau que l'on puisse leur faire. Ce cadeau aux intégristes, les promoteurs de la loi ont tenu à le leur faire. Et les signataires de la nouvelle pétition veulent en ajouter une louche.

Le poids de la rancoeur

La plupart des jeunes musulmanes portant le foulard, cela dit, ont préféré poursuivre leur scolarité, et celles (de très loin les plus nombreuses, les cas contraires étant marginaux) qui n'ont pas été accueillies dans des établissements privés, musulmans ou non, se sont résignées à ôter ce foulard à l'entrée des lycées et collèges publics. Il est difficile de mesurer le poids de la rancoeur avec lequel ce geste est accompli ...

Qu'il me soit permis de citer une anecdote. Lorsque la loi a été adoptée, un certain nombre de leaders d'opinion musulmans - parmi lesquels Tariq Ramadan- ont déclaré en substance ceci : " les jeunes filles musulmanes sont désormais prises entre deux exigences incompatibles : elles estiment devoir couvrir leur chevelure, et elles estiment devoir étudier. Le mieux pour elles est qu'elles renoncent provisoirement à leur foulard ; elles pourront le porter lorsque l'école sera finie ". J'ai entendu alors une jeune étudiante musulmane, qui avait lutté pour conserver son foulard l'année précédente, quand elle était encore au lycée, s'écrier : " Ce n'est quand même pas un mec qui va me dire ce que je dois faire de mes cheveux ! ".

Les dégâts, bien sûr, ne s'arrêtent pas aux filles exclues. Ces filles ont des familles, des parents, des proches, des voisins, des frères et soeurs, qui dans leur immense majorité, ressentent comme une injustice et comme une discrimination ce que la " République " leur fait subir. l'écho de cette injustice résonnera longtemps dans leurs consciences.

Exclues au nom du " vivre ensemble " ...

Avec ces débats et cette loi, on a ouvert la boîte de Pandore. Les témoignages sont nombreux, bien au delà des établissements scolaires, de femmes en butte à l'hostilité publique du fait de leur tenue vestimentaire. Au nom du " vivre ensemble ", on a choisi de les exclure. Bel exemple d'une division artificielle des opprimés !

L. C. : Nous avions partagé ton combat pour elles, estimant qu'il y a effectivement là une question de principe. Comment expliques-tu que des organisations, et même des organisations d'extrême-gauche, se soient à ce point acharnées contre elles et te poursuivent de leur vindicte ? Quelles sont d'après toi les bases idéologiques conscientes ou inconscientes de ces gens ?

L. L. : Il est naturellement difficile de sonder les reins et les coeurs. Ce dont je peux témoigner, après un nombre incalculable de débats, c'est que jamais je n'ai entendu défendre de manière argumentée la posture prohibitionniste plus de vingt minutes sans que cela se termine, soit par la reconnaissance du fait que les exclusions ne sont pas légitimes, soit par un argument raciste, du genre " chez nous, en France, on ne met pas de foulard à l'école " ... comme si les lycéennes concernées n'étaient précisément pas chez elles en France ...

Les arguments tirés du féminisme ou de la laïcité ne résistent pas à une critique serrée ; je n'ai pas le temps ni la place de développer ici ce point, mais la chose a été démontrée mille fois (on peut par exemple se reporter aux excellentes analyses fournies sur le site Internet " Les Mots Sont Importants ", www.lmsi.net).

Pourtant, il st difficile de dire comme ça, sans plus de détail, que ces militant-es " de gauche " ou " d'extrême-gauche" é sont tout simplement des racistes. Il faut au contraire s'efforcer de comprendre pourquoi et comment ces militant-es ont pu passer à côté de la signification raciste de leurs choix, qu'aucun-e n'a assumé.

Division des organisations

Il n'est pas inutile de remarquer que rares ont été les organisations de gauche ou d'extrême-gauche à se trouver absolument et sans nuance du côté prohibitionniste, si l'on met à part le cas de Lutte Ouvrière. Il semble bien que du côté de cette dernière organisation, longtemps très hostile aux combats " sociétaux " trop éloignés des enjeux de classe, il se soit agi de se constituer une légitimité " féministe ". Le drame est que cela a été à l'occasion d'une lutte menée contre des femmes, le plus souvent issues de la classe ouvrière, bras dessus bras dessous avec une ex-ministre d'Alain Juppé (Corinne Lepage) et une future ministre de Nicolas Sarkozy (Fadela Amara).

Du côté de la LCR, ce qui a prévalu est la division, entre une forte minorité d'opposants résolus à la prohibition, et une courte majorité qui, pour ne pas se couper d'une petite minorité farouchement prohibitionniste, a imposé une ligne " ni voile ni loi " qui, concrètement, n'a rien été d'autre que l'affirmation que la prohibition pouvait se passer d'une loi. C'est un dirigeant de premier plan de cette organisation, Pierre-François Grond, qui a été l'un des organisateurs de l'exclusion " sans loi " du lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers de mes filles Alma (dont il était le professeur principal) et Lila. Mais d'autres dirigeants ou militants " historiques " de cette même organisation ont été parmi les plus actifs des adversaires de l'exclusion (Catherine Samary, Léon Crémieux, ou Léonce Aguirre). Un fait remarquable est que les partisans de la prohibition, comme ses opposants, se rencontraient dans tous les courants de l'organisation. La question transcendait les clivages classiques.

Même remarque du côté du PCF - où les débats ont été infiniment moins intenses. On peut en juger à la posture du groupe parlementaire. Parmi les 22 députés communistes, 7 ont voté la loi (en particulier Jean-Pierre Brard, Fran­çois Asensi, et André Gérin), parfois en la soutenant très activement. 21 ont voté contre, sur la base d'argumentations diverses (en particulier Marie-George Buffet, Jean-Claude Lefort, ou Patrick Braouezec), et un a refusé de participer au vote (Georges Hage, doyen de l'Assemblée), non sans s'être avec éloquence exprimé très clairement et très fortement contre la loi. Pour qui connaît un peu les lignes de clivage existant, sur les questions de politique générale, au sein du PCF, on voit que comme pour la LCR, cette question du " foulard " révèle des oppositions qui n'ont rien à voir avec elles.

Un républicanisme teinté de nationalisme

Il est donc très difficile de décrire en termes simples les bases idéologiques et politiques sur lesquelles ont été appuyées les attitudes des unes et des autres. Mais il est certain que du côté des prohibitionnistes, on trouve toujours une certaine indifférence à l'égard des réalités concrètement vécues par les personnes en cause. Tout se passe comme si il y avait d'un côté des militant-es faisant passer des considérations abstraites au premier plan, et d'un autre des militant-es attachées à la vie concrète. À côté de cela, dans de nombreux cas (dont un Gérin au PCF ou un Piquet à la LCR seraient de bons représentants), on trouve facilement chez les prohibitionnistes des tenants de positions " républicanistes ", souvent teintées de nationalisme. Il n'est pas étonnant que les promoteurs de la nouvelle pétition soient, pour beaucoup, des adversaires de la régularisation des sans-papiers ... Et chez tous, on constate une ignorance crasse de la réalité de ce que sont les personnes dont ils parlent, de la place de l'Islam dans la conscience de soi de millions de personnes issues de l'immigration maghrébine, du sens que ces personnes donnent à cet engagement religieux, etc.

L. C. : Quel est selon toi le vrai combat en défense de la laïcité ?

L. L. : Je n'aurais pas hésité, il y a quelques années, à me définir moi-même comme un tenant intransigeant de la laïcité. Je n'ai pas changé de point de vue, mais le sens des mots dans le débat public, lui, a changé. Et pas dans le sens où je l'aurais attendu.

Pour la laïcité ou contre l'islam ?

Si l'affirmation que l'État doit conserver son indépendance à l'égard des églises, que la politique doit être séculière me semble toujours aussi décisive, ce n'est plus cela qu'évoque aujourd'hui l'idée d'un combat pour la laïcité. Ceux qui brandissent ce mot d'ordre, dans presque tous les cas, y voient d'abord un combat contre les musulmans, comme si les cinq millions de personnes environ ayant en France l'islam comme " religion de référence " (qu'elles soient ou non croyantes ou pratiquantes ; comme pour le christianisme, les pratiquants de l'islam sont en France une petite minorité des populations considérées) faisaient courir un risque quelconque - et constituaient même le risque principal - à l'indépendance de l'État vis à vis des églises ...

C'est, pour moi, dans les luttes politiques pour l'émancipation que se construit et s'éprouve une politique séculière. Je connais des athées très réactionnaires, et des " croyants " dont les pratiques politiques rejoignent celles de touts les combattants de l'émancipation. On peut trouver la chose étrange : on ne peut pas la nier. Que chacun gère comme il le peut ses contradictions - voire les conteste. Telle n'est pas la question. C'est dans la pratique politique que peuvent se remodeler les consciences ; il ne m'appartient pas de décider de ce qui en résultera.

Propos recueillis le 19 novembre 2007.
Modifié le lundi 03 décembre 2007
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